Parti de La Plata, j'arrive donc le lendemain après 16h de bus à Posadas, la capitale de la province (environ 300 000 habitants), sous la pluie mais la chaleur est telle que même en short j'ai encore chaud. Je repars aussitôt dans un autre bus qui me laisse un peu avant Santa Ana, au milieu de la RN12 qui relie Posadas à Puerta Iguazú, à 300 km. En face de moi il y a une usine de CBSé, une marque argentine de yerba maté. En effet, la yerba maté qui sert à préparer le maté pousse sous ce climat et est transformée sur place dans ces usines pour être vendue dans tout le pays.
En sortant de la RN12, après avoir marché 900 mètres, je rentre sur le site des ruines de la mission jésuite de Santa Ana. Cette mission a été fondée au XVIIème siècle par des missionnaires jésuites. En gros à cette époque, les populations indigènes locales, les Guaranís, servent de vivier aux européens pour être utilisés comme esclaves. Les missionnaires jésuites arrivent au 16ème siècle avec pour but de faire cesser ces pratiques, et d'évangéliser et "civiliser" les Guaranís. Les missions sont des cités de plusieurs milliers d'habitants (donc relativement importantes pour l'époque) administrées de façon communautaire sous la surveillance des jésuites et construites par les Guaranís. La vie y est évidemment très centrée autour de la religion, et les jésuites tentent d'inculquer un mode de vie "à l'européenne" aux Guaranís : christianisme, monogamie, vie sédentaire, constructions "en dur"... Les "misiones" ou "reducciones" rencontrent un franc succès, à cause de l'enthousiasme des Guaranís pour la religion catholique, ou par besoin d'échapper aux vendeurs d'esclaves, on ne sait pas trop. A noter que le maté a été popularisé par les jésuites, qui l'utilisaient pour travailler plus et plus longtemps, un peu comme le café aujourd'hui.
Les marchands d'esclaves portugais, les paulistes, voient dans ces cités qui regroupent des milliers de Guaranís, une source facile d'esclaves. Ils commencent à piller systématiquement les cités et les jésuites se voient obligés d'armer les Guaranís pour écraser les portugais définitivement en 1641. L'âge d'or des missions commence. Une trentaine de cités sont auto-suffisantes et se basent sur un système de partage des richesses (sorte de communisme avant l'heure) pour permettre à tous leurs membres de vivre convenablement. Les habitants savent lire et écrire, fait rare à l'époque. La production dépasse largement les simples denrées agricoles : des artisans habiles savent tailler et sculpter les pierres, fabriquer des outils en métal, des instruments de musique... Une sorte de lycée permet d'étudier au delà de la lecture et de l'écriture, et les sciences y sont très développées. Des savants d'Europe y viennent enseigner.
Au XVIIIème siècle, l'aventure se termine : après des intrigues politiques, l'Espagne cède une grande partie du territoire des Misiones au Portugal et les Guaranís sont priés de partir. Ils se révoltent en masse mais se font massacrer par les Espagnols. Restent les ruines des cités, qui font plus penser à des ruines antiques qu'à des ruines datant de moins de 300 ans vu leur état. Apparemment, beaucoup ont été mises à sac et brûlées.
D'après ce que l'ont peut voir des ruines, l'organisation des cités suivait un plan typiquement européen : une grande place centrale destinée à la vie communautaire (fêtes, célébrations, etc...) avec autour les bâtiments communautaires, en premier lieu l'église, qui domine par sa taille toute la cité. Ensuite viennent des habitations individuelles, les "viviendas", où vivent les familles. Contrairement aux habitations traditionnelles des Guaranís, tout est en pierre, et c'est impressionnant de voir ce qu'ils ont été capables d'édifier en partant de pratiquement rien.
Après avoir vu le site de Santa Ana, j'attends un bus pour voir le site de San Ignacio Mini, à une vingtaine de kilomètres de là. Finalement le bus ne vient pas et je monte avec trois Argentins dans la benne d'une camionnette qui s'arrête pour nous prendre. San Ignacio est un lieu beaucoup plus touristique que Santa Ana, et des bus entiers de touristes viennent voir les ruines, classées, comme Santa Ana, patrimoine mondial de l'humanité par l'UNESCO. Ici les ruines sont moins, disons, en ruines, et on peut encore distinguer des constructions dont le portail de l'église. Deux des attractions du site sont un figuier étrangleur qui a poussé autour d'une pile qui soutenait l'avant toit d'une "vivienda", surnommé l'"arbre au coeur de pierre", et l'église, longue de 74 mètres et avec des murs qui atteignent jusqu'à 2 mètres de large à la base. Je repars ensuite pour Puerto Iguazú, complètement au nord de Misiones, pour voir les célèbres chutes d'Iguazú.
Dans le bus de San Ignacio à Puerto Iguazú, je discute avec une jeune fille de 19 ans accompagnée d'un bébé. Le bébé s'appelle Matéo et a 8 mois. Elle m'explique qu'elle ne pensait être mère aussi jeune, mais il y a eu comme qui dirait un "accident" et elle est tombée enceinte. Les "accidents" sont d'autant plus courants que les gens, faute d'information, ne font pas très attention ici. Malheureusement, son petit ami l'a quittée et n'a pas reconnu l'enfant pour ne pas avoir à payer de pension. L'histoire est plus que classique, et il n'est pas rare de voir passer dans la rue une fille avec le gros ventre et tenant un enfant de 6 ou 8 ans par la main. D'ailleurs, sa mère a vécu la même histoire (c'est à dire que Matéo n'a ni père ni grand-père légal) et son frère de 17 ans est devenu père à peu près en même temps qu'elle, mais lui n'a pas quitté son amie.
Ensuite elle me raconte que de nombreuses filles choisissent d'avorter illégalement : elles achètent "sous le manteau" une sorte de pilule du lendemain qui leur provoque une fausse couche et vont ensuite à l'hôpital. Une de ses amies en est à son cinquième avortement, paraît-t'il. Mais elle a choisit de garder son fils, même si c'est dûr de concilier son rôle de mère avec son travail comme femme de ménage dans une famille de Puerto Iguazú. Et apparemment, après sa mauvaise expérience avec son premier petit ami, qui maintenant a un enfant et un ménage avec une autre femme, elle est décidé à rester célibataire.
J'arrive donc à Puerto Iguazú dans la soirée, et je pars le lendemain pour découvrir les chutes d'Iguazú, qui se trouvent sur le río Iguazú, peu avant qu'il ne se jette dans le Paraná au point de frontière de l'Argentine avec le Paraguay et le Brésil. En gros, la moitié du lit du río Iguazú, qui sépare le Brésil de l'Argentine, s'est effondré côté Brésilien, créant 275 chutes sur un front de 2.5 kilomètres, qui atteignent 72 mètres de hauteur et battent ainsi les chutes du Niagara. La plus grande, la Gorge du Diable, crée un nuage de vapeur tellement grand qu'on ne peut pas distinguer le fond de la chute. Iguazú vient en fait de "y" (eau) et "guazu" (grand) en Guaraní. A noter que le Guaraní, la langue des Guaraní, est une des langues officielles du Paraguay, et est très utilisé dans toute la région des Misiones, même en Argentine. Des mots espagnols dérivent du Guaraní, comme par exemple "piranha", qui s'écrit en espagnol "piraña" (nh=ñ) et vient du Guaraní "pirá" (poisson) y "aña" (diable).
Les chutes Brésiliennes et Argentines sont situés dans des parcs nationaux parfaitement aménagés pour les touristes. Dans le cas de l'Argentine, le parc est bien une réserve naturelle nationale, mais comme à peu près comme tout le reste en Argentine, il est géré par une société privée, sous concession. On peut aussi y trouver un hôtel, le Sheraton, bien que les réserves naturelles soient non constructibles. En fait, l'hôtel a été construit sous la dictature. Les choses n'ont pas trop changé, puisque la jungle qui entoure le parc recule toujours plus face aux hôtels et aux restaurants, et il est de plus en plus difficile de croiser des animaux sauvages, sauf peut-ètre les coatis, attirés par la nourriture et habitués depuis longtemps au va-et-vient des touristes.
Les peu de Guaranís qui continuent à essayer de maintenir leur mode de vie sont confinés dans un espace symbolique et s'adaptent tant bien que mal au changement, en vendant de l'artisanat aux touristes venus admirer les chutes. Comme ils sont peu adaptés à l'excès de nourriture, de sucre, de graisses et d'alcool propres au mode de vie occidental, leur espérance de vie a largement baissé. Apparemment, ils survivent essentiellement en vendant de l'artisanat aux touristes de passage.
Avant de rentrer pour Buenos Aires, je décide de faire une balade en cheval dans la jungle, conseillée par le guide du routard. Je pars donc pour trois heures à cheval dans la "selva", accompagné par Jorge, un guide natif du coin. La balade est agrémentée de quelques arrêts pour apprendre toutes sortes de chose sur le mode de vie des Guaranís, sur la faune et la flore. Les Guaranís utilisent des pièges plutôt astucieux pour piéger les oiseaux, les tatous, ou les félins comme le jaguar et le puma (aujourd'hui protégés car en voie d'extinction) : le principe de base est de relier un tronc ou une cage à une brindille sur laquelle on laisse un appât. Lorsque l'animal marche sur la brindille, le tronc ou la cage lui tombe dessus, le tuant ou le laissant prisonnier. Aujourd'hui, les habitants du coin, même si ils ont largement abandonné le mode de vie Guaraní, continuent à utiliser les connaissances sur la faune et la flore pour agrémenter leur cuisine ou se soigner.