Stuttgart est la "capitale des souabes", qui sont eux-même réputés pour leur austérité, leur sens de l'économie et leur passion pour la technique. C'est ici qu'est née l'automobile (1886 à Mannheim). Depuis au moins 150 ans la région a développé un fort tissu industriel, très réputé à l'étranger. Rien qu'à Stuttgart on trouve Daimler, Maybach, Mahle, Porsche, Bosch, Kärcher...
Déjà avant l'arrivée de la crise à Stuttgart, deux grandes entreprises ses sont illustrées par leur folie des grandeurs. Daimler, dont la valeur en bourse avait perdu environ 50 milliards depuis sa fusion avec Chrysler, se sépare de la marque américaine et renonce à ses ambitions globales en 2007, par chance peu avant l'arrivée de la crise. Et Porsche, jusqu'ici de loin parmi les entreprises automobiles les plus rentables au niveau mondial, en imaginant pouvoir mener à bien une prise de contrôle hostile sur Volkswagen, s'est endetté au point de ne pouvoir être sauvé (comble de l'ironie) que par un rachat par Volkswagen. Ce bel exemple d'arroseur arrosé a un arrière goût amer pour Stuttgart, puisque l'entreprise familiale jusqu'ici à 100% souabe passe sous le contrôle du Land de Basse-Saxe via la "VW-Gesetz".
Avec la chute de l'économie mondiale, malgré la résistance de l'économie nationale, les ventes de l'industrie allemande qui reposent en grande partie sur l'export ont chuté de 40%. Depuis un an (environ octobre 2009) l'état allemand essaie de limiter les licenciements économiques en utilisant différentes aides dont notamment le chômage partiel. Les entreprises ont de leur côté épuisé cette année leurs réserves internes en vidant leurs réserves de liquidités, en réduisant au maximum les durées des contrats de travail, en ne remplaçant pas les départs, en renvoyant les prestataires, en obligeant tout le monde à utiliser tous ses congés et ses heures supplémentaires pour organiser des fermetures complètes de site sur plusieurs semaines.
Depuis cette période s'est installée une ambiance étrange à Stuttgart. Une entreprise est fermée pendant une, voire deux semaines mais les employés n'ont pas le droit d'en parler aux clients, et rien ne parait dans les médias. On reparle même de reprise, avec des chiffres positifs pour le dernier trimestre. Pendant ce temps beaucoup de gens dans mon entourage sont en chômage partiel. Dans mon équipe mes collègues prestataires partent au rythme d'un par trimestre, leurs projets eux partent en Asie. Chacun croise les doigts en attendant de voir s'il sera prolongé dans trois mois, ou si il sera le prochain à partir.
Au milieu de cette gigantesque langue de bois, on hésite. Entre espérer que les annonces hystériques de certains politiques et chefs d'entreprise soient vraies (reprise en 2010). Ou se rendre compte que si trop peu de personnes n'acceptent les départs négociés qui commencent déjà dans le silence, les licenciements économiques auront bien lieu en 2010.
Évidemment cette situation est insupportable ici. D'une part les puissants syndicats et conseils d'entreprise allemands se sont jurés de ne rien lâcher ("Mit allen durch die Krise!", "Avec tous à travers la crise"), c'est à dire aucun licenciement. D'autre part les grandes entreprises historiques installées dans le sud de l'Allemagne ont toujours soigné une image de modèle social, en particulier Bosch (semaine de 40h dès 1907 par exemple). Une vague de licenciement serait un désaveu qui causerait une perte de confiance énorme des employés autant pour les directions, les conseils d'entreprise et les syndicats. Le bras de fer a déjà commencé avec l'annonce de la délocalisation de la production de la Classe C de Mercedes de Sindelfingen (en banlieue de Stuttgart) vers les États-Unis.
L'image de la technique haut de gamme allemande pourrait elle aussi en prendre un coup, sans parler des problèmes de qualités causés par ces délocalisations à la hâte. La grande question est de savoir si l'automobile, qui a porté la région depuis plus de soixante ans, va continuer à occuper une place privilégiée dans la consommation de masse (voiture, machine à laver et frigidaire des années 60) et peut encore être un moteur d'innovation à l'avenir, ou va devenir un produit purement utilitaire de consommation courante fabriqué dans des pays à bas coût.
Pendant ce temps la crise est bien arrivée dans la vie quotidienne. La ville qui vit largement des taxes professionnelles a vu elle aussi son budget fondre d'environ 40%. Le budget 2010 doit être voté dans les prochains jour et taille largement dans les subventions accordés aux action sociales et culturelles. Plusieurs centres culturels (Merlin, Rosenau et le forum gay et lesbien Weissenburg) sont menacés de fermeture. Le cinéma communal fermé en été 2008 ne sera probablement pas réouvert. Le gigantesque projet Stuttgart 21, qui coûtera au moins 3 milliards d'euros sur environ 15 ans et doit permettre de repenser toute le réseau ferroviaire de Stuttgart, est de plus en plus critiqué. Co-financé par le Land, la ville et la Deutsche Bahn, il doit être un levier pour investir et relancer l'activité dans la région de Stuttgart. Mais son financement est sans cesse revu à la hausse et pourrait pousser un peu plus la ville à la ruine, qui a annoncé qu'elle ne participerait pas aux dépassements de coûts au delà de 4,5 milliards, scénario plus que probable. Ces sommes démesurées sont difficilement défendables face à une population de plus en plus confrontée aux difficultés économiques.
On sent que Stuttgart, ville florissante et vivant plus que confortablement depuis qu'elle s'est relevé de la guerre, prend une douche froide. Peut-être que les Souabes vont devoir se montrer fidèle à leur réputation et recommencer à vivre de façon plus modeste et austère, comme leurs ancêtres un siècle et demi avant eux.